Banc public, alcool, boire de l'alcool seul, alcooliques

Le banc public, une pièce maîtresse du mobilier de mes souvenirs alcooliques ; un des rares repères restés familiers de mes années d’errance. Meuble phare du décorum de ma déchéance, il a accompagné, jalonné, ma brutale et rapide descente, dans la rue et aux enfers.

En AA, comme dans d’autres associations, d’autres réunions, comme ailleurs, circulent des mots, des expressions, des axiomes propres à notre spécificité.

Toucher le fond, ou plutôt toucher son fond fait partie de ceux-là. Étant entendu que chaque fond est différent, que chacun à son fond, et qu’éventuellement un fond peut en cacher un autre (sans parler pour autant de double fond).

Pour ce qui me concernait, le mien tenait de l’absence, sans doute chassé de verre en verre il se dérobait sous mes pas. Ce n’était pas faute de le chercher, litre à la main, jours après nuits le long du boulevard extérieur ou dans le cimetière de Gentilly. Simplement, le moment n’était pas encore venu, je n’avais pas, de toute évidence, terminé cette partie du parcours.

Il m’a donc encore fallu moult tours, détours et de nombreux égarements, et sans jamais m’asseoir sur un de ses fameux bancs, pour toucher seulement un fond, celui de la rue, le caniveau.

Tout le long de cette dégringolade urbaine, les bancs ont semblé m’accompagner, symbolisant presque l’objet personnel, la présence familière. Ligne pointillée, de mon horizon sordide, ils étaient la frontière encore ouverte de mon imaginaire—délire, limite précaire de ma raison vascillante. Ils adoptaient pour moi presque figure humaine, une des rares images rassurantes d’un monde qui m’était devenu totalement hostile.

Et, bien que durant toute cette période, ils aient constamment décoré ma survie, je ne les ais que rarement approchés. Je ne m’y suis jamais assis, installé, couché, sans doute l’orgueil, car je me voyais autre. J’étais différent des cloches habituelles, des SDF comme on dit maintenant, je n’étais pas à la rue … MOI. Du moins je le croyais, je l’aurais tant voulu. En fait, j’étais sous la rue, dans les égouts, là ou il n’y a plus d’espoir.

J’ai fini par quitter la rue, elle m’a surtout chassé, je lui faisais peur et elle m’a effrayé. Il me restait un presque chez-moi, je m’y suis enfermé, pour me punir à loisir de ne plus exister. Là, telle une bête traquée, plus de bancs, plus de gens, restait que des murs, de l’alcool, de l’alcool et de l’acool.

Fermer le ban.

Le temps est passé, aujourd’hui, j’aime flâner le long des rues : il y reste des bancs, il reste des blancs dans ma mémoire, il reste ce meuble dans mon histoire.

Jean-Pierre (tous droits réservés)